Bruno BERTE est Psychanalyste, Psychanalyste Corporel
Partout, il nous est conseillé de vivre l’instant présent, l’ici et maintenant. Mais comment fonctionne cet instant auquel nous sommes conviés en permanence ?
Imaginez Nathalie, mariée, deux jeunes enfants, cadre dans une société d’import-export. Suivons là dans un début de journée banal.
15 mars 2010
8h45
Nathalie arrive au travail. Elle est énervée, elle vient de déposer ses deux enfants à l’école. Elle a dû assumer toute seule le lever et la préparation des enfants, son mari est en voyage d’affaires.
8h50
La standardiste l’interpelle et lui donne trois messages qui viennent d’arriver et un appel urgent de son chef.
8h55
Nathalie s’installe à son bureau en se demandant comment il est possible d’être déjà sur les nerfs et aussi fatiguée.
10h20
Nathalie est au travail, complètement débordée, elle voit arriver avec inquiétude son collègue qui vient comme d’habitude demander des conseils. Elle sait déjà que quand il partira, elle aura du travail supplémentaire et une partie du travail de son collègue restera sur son bureau. Elle tousse et éprouve une sensation étrange de moiteur et de chaleur au niveau de la poitrine. « Que se passe-t-il, ferais-je une crise d’angoisse ? » se demande-t-elle.
« Comment se fait-il que la simple arrivée de mon collègue me mette dans un tel état ? Pourquoi je ne peux pas dire ‘non’ ? »
Faisons un arrêt sur image. Que se passe-t-il dans cet instant précis ?
Nathalie éprouve des sensations physiques et psychiques intenses et peu en rapport avec la situation. Pourquoi une telle angoisse à la simple apparition de son collègue ?
Pourquoi souffrir autant dans cette situation somme toute assez banale. Levons le voile de l’instant.
L’ici et maintenant…
Nathalie s’arrête un instant et après quelques secondes, un souvenir lui apparaît.
Elle est à l’université. Julie, son amie, lui demande de relire le travail à remettre au prof. de sciences sociales. C’est étonnant comme lui reviennent en mémoire le titre du travail, le nombre de pages, comme si tout à coup elle était dans un autre espace-temps, en mai 93. Elle n’aimait ni ce sujet ni ce cours, pourtant elle a passé les deux soirées suivantes à corriger. Etonnant ! Elle plonge un peu plus dans le souvenir et se rappelle combien elle aimait cette amie nettement moins douée et ne pouvait lui refuser son aide. La remise du travail était urgente.
Pourquoi ce souvenir?
Le subconscient lui raconte que cette angoisse dans l’instant n’est pas anodine, que son histoire ne fait que se répéter sous une autre forme, qu’elle se sent encore et toujours obligée de voler au secours de ce collègue et qu’elle sera un peu plus débordée. En fait elle a raison de s’inquiéter et de s’angoisser. Tout va recommencer.
Nathalie est occupée de souffrir bien plus qu’il n’est nécessaire dans cette situation. Mais était-il nécessaire d’en souffrir ?
Jamais délié du passé !
Nous abordons chaque instant avec un besoin de sens et le subconscient choisit de manière extrêmement fine un instant du passé qui non seulement correspond précisément à la situation mais nous prévient que ce qui arrive est identique et connu. Ce qui nous permet d’exister comme d’habitude et d’être dans un même comportement répétitif. Ce que les psychanalystes corporels appellent le cycle traumatique. (Principe de répétition)
Le passé vient donc sans cesse se ‘souperposer’ systématiquement à la situation présente (1). L’instant présent est lu, interprété et vécu comme une situation similaire du passé. Et cela sans que nous nous en rendions compte.
Et les situations similaires du passé les plus pertinentes sont les quatre grandes scènes qui nous ont structurés dans notre enfance, nos scènes traumatiques (2). Voyons ce qu’il en est pour Nathalie.
Avril 1972, scène de la petite enfance
Nathalie a quelques mois, ses parents partent en vacances, sa maman épuisée suit le conseil de son mari, déposer le bébé chez sa tante. Nathalie est dans son lit cage, l’après-midi, elle voit le soleil par la fenêtre sur la droite. Sans arrêt le cousin de 17 ans chargé de la surveiller pendant que la tante est partie faire les courses revient dans sa chambre. Nathalie sent quelque chose d’anormal, ne comprend pas pourquoi il l’ennuie tout le temps, revient sans cesse, la bouscule, la harcèle. Elle pleure de plus en plus mais personne ne viendra. Le cousin s’énerve sur cette petite jusqu’à l’étouffer avec le drap pour que cela cesse. Nathalie sent bien que ce garçon a des comptes à régler avec sa mère, qu’il n’est pas content de devoir la surveiller. Revenant sans cesse il n’est plus lui-même jusqu’à la secouer par les pieds pour que les pleurs cessent. C’est du harcèlement et cela ne finira pas, Nathalie a de plus en plus peur. Elle a accès comme tous les touts petits (3) à l’histoire de ce cousin étouffé par cette maman, qui doit toujours l’aider à la maison pour, en fin de compte, ne pas pouvoir sortir et rencontrer sa petite amie.
Et notre liberté dans tout ça ?
L’instant présent n’est jamais libre d’influence. Notre liberté va se mesurer à notre capacité à prendre conscience de ce qui se passe dans l’instant, à tenir compte de ce souvenir qui vient se ‘souperposer’ au présent. Nathalie n’est pas celle qui ne peut dire ‘non’ mais bien celle qui a traumatiquement besoin d’être harcelée.
Revenons à Nathalie ce 15 mars.
Cette femme a deux possibilités : ne rien faire et être un peu plus accablée par l’arrivée de son collègue ou sentir combien son histoire se répète encore et toujours. Deux avenirs ce jour-là à 10h20 du matin.
Laisser la maîtrise à son histoire traumatique et subir les évènements jusqu’à s’épuiser dans son travail, laisser les angoisses prendre de l’ampleur, rentrer chez elle sans pouvoir être disponible à sa propre vie. Et au final s’éloigner de plus en plus d’elle-même et de son entourage.
Ou choisir une autre vie et parler à cette jeune étudiante qu’elle était, harcelée même par sa meilleure amie. Et mieux, reprendre amoureusement le souvenir de la scène de la petite enfance, ce petit bébé qu’elle a été, lui dire les mots d’amour et lui donner les caresses qui lui ont manqué ce jour là. S’innocenter de ces maladresses d’amour de ses parents, de sa tante et du cousin. En un mot, se pardonner d’être ainsi construite et trouver comment aider concrètement son collègue, en tenant compte amoureusement d’elle-même. Un autre moment à 10h20, vécu complètement différemment où Nathalie donne rendez-vous à son collègue pour l’aider dans la mesure de ses moyens et lui apprendre les éléments qui le rendront de plus en plus indépendant. Voilà l’instant présent vécu consciemment qui permet une toute autre vie dans l’instant suivant. Un instant transformé issu d’un être transformé.
Le souvenir a la capacité de nous ramener dans notre passé, dans notre souffrance unique avec comme seul enjeu : vas-tu te contenter aujourd’hui de ton fonctionnement traumatique ou es-tu capable de suffisamment d’amour pour transformer ton quotidien ?
Prendre en compte l’avertissement subconscient qui se raconte sans cesse comme une possibilité de transformation du quotidien, d’un plus d’amour dans les petits évènements, n’est-ce pas tenir compte de ce qui en nous voudrait nous faire accéder au meilleur de nous-mêmes. Ne serait-ce pas tout compte fait, faire preuve d’esprit sain !
Notes:
1. BERTE, B., Le double curseur, in La Lettre de la Psychanalyse Corporelle, Janvier 2009 sur www.psychanalysecorporelle.org.
2. MONTAUD, B. et DURET, J.-C., Allô mon corps… Fondements de la psychanalyse corporelle, Ed. Edit’as, 2005.
3. BERTE, B., Les bébés ont-ils conscience de leur sexe, in Ni bourreau ni victime, Editas, 2010.